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Hélène de Troie, victime ou volage ?

Quiconque s’est un tant soit peu intéressé à la guerre de Troie connaît l’épisode du « Jugement de Pâris ». C’est durant celui-ci que la déesse Aphrodite promet à Pâris, prince troyen, de lui accorder Hélène, la plus belle des mortelles. Petit problème : Hélène est l’épouse de Ménélas, roi de Sparte. Mais Pâris n’est pas découragé pour autant et il trouve vite une solution : enlever la reine et l’emmener à Troie !

L’enlèvement d’Hélène est une étape cruciale de la guerre de Troie puisqu’il est la cause de ce conflit mythique. En effet, Ménélas ne laissera pas passer un tel affront…

Mais doit-on réellement parler d’enlèvement ? Dans le film Troie, l’amour de Pâris et Hélène est évident. Les amants expriment leur affection dans plusieurs scènes, que ce soit par des mots ou des gestes, et, lorsque Pâris le lui demande, Hélène accepte de le suivre à Troie, malgré les risques [1]. Dans la mythologie grecque, ce n'est pas aussi simple : plusieurs variantes existent et toutes ne décrivent pas cet épisode de la même manière. En effet, les mythes sont des récits principalement oraux, qui sont relatés de cités en cités par les aèdes (poètes-chanteurs itinérants) qui les ont mémorisés. À force d’être récités, entendus et répétés, ils évoluent peu à peu. Les versions qui nous sont parvenues sont celles qui ont été mises par écrit par les poètes, écrivains et autres mythographes qui s’y sont intéressés au cours de l’histoire.

Ces récits sont parfois si éloignés les uns des autres que les situations de départ ne sont pas toujours comparables. Dans l’œuvre de Dion Chrysostome, auteur grec (IIe-Ier siècle avant notre ère), par exemple, Hélène n’épouse jamais Ménélas [2]. Puisque nous nous concentrons ici sur l’enlèvement d’Hélène, nous écartons donc le texte de Dion Chrysostome ainsi que les autres récits qui s’éloignent trop de cette situation.

Enlèvement d’Hélène par Pâris, statue en bronze par Giovanni Franceso Susini, 1626. Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Dresde.
Enlèvement d’Hélène par Pâris, statue en bronze par Giovanni Franceso Susini, 1626. Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Dresde.

L’enlèvement d’Hélène chez Homère

L’Iliade d’Homère [3] est l’un des textes les plus célèbres de l’Antiquité. Elle a probablement été composée au courant du VIIIe siècle avant notre ère, mais sa mise par écrit n’a pas eu lieu avant le VIe siècle avant.

Le récit commence alors que la guerre dure depuis déjà dix ans et ne s’attarde pas sur les évènements survenus auparavant.. La fin du conflit n’est pas non plus mentionnée puisque le poème se clôt sur les funérailles d’Hector, héros troyen.

L’enlèvement d’Hélène n’est pas directement abordé mais il est tout de même évoqué plusieurs fois en passant, ce qui nous suffit pour connaître la position d’Hélène. Par exemple, au chant III, Hélène s’adresse à Priam, le père de Pâris et le roi de Troie [4] :

Hélène, divine parmi les femmes, lui répondit par ces mots : « Tu m’es, beau-père aimé [Priam], objet de vénération et d’effroi. Si seulement m’avait plu la mort mauvaise le jour où ici j’ai suivi ton fils, quittant ma chambre et mes familiers, ma fille choyée et mon adorable compagnie ! Mais cela ne fut pas, et je m’use à pleurer. [...] »

Hélène semble donc éprouver des remords quant à son choix d’accompagner Pâris à Troie, puisqu’elle aurait préféré mourir. Sans plus de détails, il nous est impossible de savoir si elle a pris cette décision par amour pour Pâris, ou pour une autre raison. L’existence de ces remords prouve toutefois qu’elle avait, à l’origine, décidé de le suivre.

La version de Sappho

Sappho est une poétesse de l’île de Lesbos qui a vécu aux VIIe et VIe siècles avant notre ère. Ses poèmes d’amour sont pour la majorité perdus. Nous en connaissons encore quelques fragments, parmi lesquels le fragment 16 qui mentionne Hélène [5] :

Tout aisément à chacun on peut le faire comprendre. Sans rivale, éclipsant en beauté les créatures mortelles, Hélène a laissé son époux, le meilleur des guerriers. Elle a fait voile vers Troie. Ni de sa fille ni de ses chers parents elle ne s’est souvenue. Hors du chemin [Aphrodite] la séduisit [...]

Il est clair pour Sappho que Hélène a abandonné sans une once de regrets son mari et sa famille. Toutefois, par l’expression « la séduisit », elle reconnaît le rôle joué par Aphrodite, qui a provoqué les sentiments amoureux d’Hélène. Cette intervention est cohérente avec la promesse que la déesse a faite à Pâris. Dans cette version, Hélène a suivi Pâris par amour, et donc volontairement. 

La version de Pseudo-Apollodore

La Bibliothèque est une œuvre écrite au IIe siècle avant notre ère qui a d’abord été attribuée par erreur à Apollodore d’Athènes. L’auteur réel étant inconnu, il est surnommé Pseudo-Apollodore.

Bien que fragmentaire, la Bibliothèque est une source d’informations très précieuse sur la mythologie. En effet, c’est une compilation de mythes résumés. Un passage présente l’enlèvement d’Hélène [6] :

Il [Pâris] est fêté par Ménélas pendant neuf jours. Le dixième jour, quand Ménélas s’en va en Crète pour les obsèques de son grand-père maternel, Catreus, Alexandre [Pâris] persuade Hélène de partir avec lui. Elle abandonne [sa fille], alors âgée de neuf ans, embarque la majeure partie des trésors et, de nuit, prend le large avec Alexandre [Pâris].

Selon Pseudo-Apollodore, ce n’est pas l’intervention d’Aphrodite qui convainc Hélène de suivre Pâris, mais Pâris lui-même. Ses capacités de persuasion semblent en tout cas plutôt efficaces, si l’on considère Hélène n’a eu aucun scrupule à emporter quelques richesses avec elle !

La version d’Hérodote

Dans le livre II de ses Histoires, Hérodote, auteur du Ve siècle avant notre ère, mentionne l’enlèvement d’Hélène. Lorsque Pâris et son équipage font escale en Égypte, ils sont accueillis par le roi Protée. C’est la réaction de ce dernier lorsqu’il apprend que Pâris a enlevé Hélène qui nous intéresse [7] :

En fin de compte, Protée leur rend cette sentence : « Si », dit-il, « je ne tenais beaucoup à ne faire périr aucun des étrangers qui, détournés de leur route par les vents, ont jusqu’à ce jour abordé sur mes terres, je vengerais le Grec [Ménélas] sur toi, le plus méchants des hommes, qui, après avoir reçu l’hospitalité, as commis un acte exécrable. Tu t’es approché de la femme de ton hôte ; et cela ne t’a pas suffi ; tu l’as engagée à fuir, tu es parti avec elle, tu l’as ravie. Et cela, à soi seul, ne t’a pas non plus suffi ; tu arrives ici après avoir pillé la demeure de ton hôte [...] ».

Pâris est celui qui a charmé Hélène et l’a convaincue de le suivre, mais il est indéniable qu’elle ait fait ce choix par elle-même. Une fois de plus, Aphrodite n’est pas impliquée. La persuasion est le fait de Pâris.

Le rapt de séduction

Pourquoi parle-t-on d’enlèvement, si les textes présentent si souvent Hélène comme suivant volontairement Pâris – quoique parfois motivée par une passion d’origine divine ?

Il nous faut ici présenter le rapt de séduction. Les mythes qui présentent des enlèvements sont relativement courants. Dans ces histoires, un homme – qu’il soit un mortel ou un dieu – enlève une jeune femme dans le but de l’épouser et/ou de concevoir un enfant. L’enlèvement de Perséphone par Hadès est un exemple très connu de rapt de séduction [8].

Le rapt de séduction constitue un crime qui demande à être puni, ce qui mène l’ensemble des cités grecques à s’allier contre Troie à la suite de l’enlèvement d’Hélène. Que la femme soit enlevée sans son consentement ou qu’elle ait été séduite n’est pas réellement important pour considérer la gravité de l’acte. Mais quel est donc le véritable crime ? Ce n’est assurément pas le bafouement du consentement de la femme en question. Non, le réel problème est l’insulte envers la famille et surtout envers le gardien de la femme enlevée – son père ou, si elle est mariée, son mari. En effet, toucher à une femme, c’est endommager la propriété d’autrui et c’est là que réside l’insulte. Ainsi, c’est Ménélas qui est la victime de l’enlèvement d’Hélène, son épouse.

Nous avons précédemment évoqué le passage du livre II de l’œuvre d’Hérodote, qui mentionne l’enlèvement d’Hélène [9]. Reprenons ici un petit extrait :

[...] toi, le plus méchants des hommes, qui, après avoir reçu l’hospitalité, as commis un acte exécrable. Tu t’es approché de la femme de ton hôte; et cela ne t’a pas suffi ; tu l’as engagée à fuir, tu es parti avec elle, tu l’as ravie. ».

Cet exemple souligne bien l’ampleur de l’insulte commise par Pâris envers Ménélas : non seulement il a séduit la femme d’un autre homme, mais cette séduction a eu lieu dans la maison de son hôte, Ménélas. L’expédition des armées grecques à Troie a un objectif moral : venger l’affront fait à Ménélas. Mais si la personne à venger est Ménélas, pourquoi s’intéresser au consentement d’Hélène ? Est-ce qu’il importe vraiment ? Non, la véritable victime de l’enlèvement est, dans la morale grecque, Ménélas le mari d’Hélène, et c’est pour défendre son honneur bafoué que l’ensemble des cités grecques s’unissent contre Troie.

Il semblerait donc que la guerre de Troie ait été causée par une seule femme. Mais venger le mari bafoué d’Hélène sert certainement de prétexte honorable pour permettre aux Grecs de piller les nombreuses richesses de la ville de Troie.

Et donc, Hélène est-elle une victime ? Et de qui ? Dans les extraits que nous avons cités, Hélène n'apparaît pas comme une victime. Toutefois, elle est considérée comme un objet par tous les personnages qui sont impliqués dans cette histoire. Aphrodite la présente comme un prix à gagner. Pâris la voit comme une récompense. Pour Ménélas, elle est un bien précieux qui lui a été dérobé. Et pour l’ensemble des Grecs, elle sert de casus belli.  


[1] Troie, Petersen W., 2004.

[2] Dion Chrysostome, Discours, I, 37-53.

[3] « Homère » n’est pas considéré par les historiens comme un réel auteur. En effet, l’analyse du texte de l’Iliade et de l’Odyssée (autre poème épique attribué à Homère) a démontré qu’il ne pouvait pas y avoir qu’un seul auteur. En outre, certaines informations sont chronologiquement incohérentes, donc le texte a certainement été composé au cours de plusieurs siècles.

[4] Homère, Iliade, III, 171-176.

[5] Sappho, fragment 16.

[6] Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, Epitomé, III, 3.

[7] Hérodote, Histoires, II, 115, 5.

[8] L’enlèvement des Sabines est un exemple de rapt de séduction dans le monde romain.

[9] Hérodote, Histoires, II, 115, 5.


Enlèvement d’Hélène par Thésée (avant son mariage avec Ménélas), cratère en cloche attique à figures rouges, 440-430 avant notre ère. Louvre, Paris.
Enlèvement d’Hélène par Thésée (avant son mariage avec Ménélas), cratère en cloche attique à figures rouges, 440-430 avant notre ère. Louvre, Paris.
Bibliographie

Leftkowitz M. R., Women in Greek Myth, 20072(1986).

Lowell E., Stealing Helen : the Myth of the Abducted Wife in Comparative Perspective, 2016.


Homère, Tout Homère, sous la direction de Monsacré H., Albin Michel/Les Belles Lettres, 2019.

Hérodote, Histoires II, texte établi et traduit par Legrand P.-E., Les Belles Lettres, 1948.

Sappho, Odes et fragments, texte traduit par Battistini Y., Gallimard, 20052(1998).

Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, texte traduit, annoté et commenté par Carrière J.-C., Massonie B., Les Belles Lettres, 1991.


Provenance des images :





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